
CHAPITRE II
FORMES
RÉGISSANT
LE CORPS
« Formes régissant le corps » analyse la relation entre formes et corps. Cette partie propose de s’arrêter sur la notion de politique du corps, plus précisément sur la réorganisation de ses significations dans une perspective différente de celle qu’un regard extérieur a véhiculé sur le corps (féminin) tout au long de l’histoire de l’art. On y présente les photographies des performances réalisées par Liliana Maresca avec des objets de sa création (enregistrés par Marco López) ; les enregistrements photographiques du travail de Dalila Puzzovio avec des plâtres, ses « écorces » qui sont des restes de matériel orthopédique récupérés à l’hôpital ; la réplique du visage d’Ananké Asseff que celle-ci a moulé dans le bronze ; les formes souples utilisées par Milagros de la Torre pour entourer le corps de sa mère, les vêtements qu’elle a enregistrés par des procédés photographiques antérieurs à l’ère du numérique. Lorsque nous nous référons aux formes régissant le corps, nous pensons également à la réflexion sur les politiques administratives que les institutions font peser sur les corps. Le portrait fonctionne ici comme un prétexte. Plus exactement, il renvoie à l’exploration d’un territoire juridique libéré, territoire dont l’accès ne doit pas (ou ne devrait pas) être soumis à une demande d’autorisation.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser



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Liliana Maresca explore le corps en le mettant en relation avec les objets, avec ses objets, qui fonctionnent comme une extension d’elle-même et de son propre corps. Par cette juxtaposition, cette coexistence, elle exprime autrement la vie intime. C’est elle, son corps dénudé qui apparaît parmi les formes qu’elle crée à partir d’objets trouvés dans les poubelles. Cirujeo est le terme employé par l’écrivaine et critique d’art María Gainza. Sur une photo- graphie datant de 1983, l’assemblage des débris laisse voir son pubis, un sein, ses fesses. Maresca a refondé l’art informel à partir du corps et a introduit l’érotisme. Là où le geste patriarcal grandiloquent unissait des fragments en utilisant clous et marteaux, Liliana Maresca, elle, explore les fissures de ses trouvailles à partir de la surface de sa peau.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser


... En acceptant certaines règles qui répondent au bon goût (déterminé, par ailleurs, de manière arbitraire), tu obtiendras des produits appartenant à l’art officiel, celui que la plupart des gens acceptent volontiers parce qu’il leur montre le monde en rose qu’on veut voir. Par exemple, il est possible que quelqu’un préfère une Vénus athénienne sculptée en marbre plutôt qu’une de mes pièces, construite avec des débris (carton, bois, ferraille et matériel obsolète). Mais nous, ici, comme sculpteurs, nous n’avons pas accès à ces matériaux onéreux ; en revanche, nous avons la poubelle, des éléments de rebut et une marge minimale pour les transformer en quelque chose qui montre la réalité.
Liliana Maresca, dans « Une sculpture underground égrène l’esprit punk », entretien réalisé par Alejandro Dahia, Buenos Aires, La Razón, 12 janvier 1987, publié dans Graciela Hasper (éd.), Liliana Maresca. Documentos, Buenos Aires, Libros del Rojas, « Vidas », 2006, p. 166.
Dalila Puzzovio réalise Cáscaras en 1963. Les archives sont issues d’une performance photographiée par Rubén Santantonín. Les images montrent la relation entre des formes creuses, qui ont été habitées et modelées par un corps et où palpite le souvenir de la chaleur de la peau et de la matière, formes que l’artiste réutilise et approche de son propre corps. La scène se déroule sur une terrasse, sous la lumière du jour, on voit des images d’im- meubles en construction, signes d’une ville en plein essor. C’était une époque où le processus de concentration urbaine s’accentuait à Buenos Aires. Le linge étendu, la pose, la structure où intervient le rapport entre les formes, tout cela vient marquer davantage l’environnement urbain de la scène ainsi que la relation changeante entre la forme et le corps. Dalila Puzzovio avait installé ces formes, accrochées à différentes hauteurs, à la galerie Lirolay, dirigée par Germaine Derbecq – artiste et critique née en France, ayant vécu en Argentine, et dont la galerie a largement contribué à la promotion de l’art d’avant-garde. Les archives de cette exposition montrent de quelle manière Dalila Puzzovio a fait irruption dans le milieu artistique de Buenos Aires avec ces paquets d’écorces de vie, avec cet arte de las cosas [art des choses].
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

À l’instar du territoire, la Terre est un plan toujours étendu sous nos yeux, une expansion colorée ; il en va de même pour ces œuvres et leur abécédaire de figures humaines brisées et enterrées. En 1962, alors que j’attendais au service de traumatologie de l’Hôpital italien, j’ai vu passer une infirmière qui portait des plâtres orthopédiques peu communs. Ces silhouettes m’ont soufflé un discours ininterrompu, d’une puissance allégorique défiant toute avant-garde. Chaque torse ou chaque jambe éliminée contenait un savoir secret. À travers ces « coquilles », dépourvues de perspectives mais riches d’horizons et de théories terrestres de la proportion, j’ai essayé d’obtenir des équilibres entre la figure humaine absente et les objets du monde extérieur : entre ce qu’on peut avouer, le transparent, l’occulte. Face à ces plâtres orthopédiques le spectateur devient voyeur et regarde, mais sans l’entendre, le drame qu’il pressent. Discours ininterrompu en volume et non en couleurs, chaque plâtre est porteur d’une demande provocatrice et énigmatique et d’un sentiment absolu du dramatique qui laisse place néanmoins à la blague que chacun se permet. Ces « coquilles » creuses et astrales qu’on laisse en flottement sont immanquablement des talismans familiers, où tout a été dit et préservé, où aucun mot n’est le dernier.
Dalila Puzzovio, Notes à propos de Cáscaras, 1998. Archives Dalila Puzzovio.
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Documents photographiques de l'exposition Cáscaras , 1963, Galería Lirolay, Buenos Aires, Argentine.
Rêvez simplement l'indicible, faites-le jusqu'à ce qu'il le soit. Établissez votre propre mer, votre énormité.
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Ananke Asseff
Une réplique, un moulage et une fonte de son propre visage. La forme masque d’Ananké Asseff propose une réflexion autocentrée. Entre la peau et le bronze, ce procédé instaure un espace de transition. Il est intéressant d’observer comment s’initie, dans cette petite sculpture, un concept singulier d’autoportrait, genre qui se retrouve chez différentes artistes de cette exposition. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un enregistrement extérieur sur papier mais du relief de la peau, de la forme du visage dans l’espace. Cependant, elle le fait avec un matériau qui dissout, en un sens, l’analogie, puisque dans le moulage nous voyons le visage différemment. Le métal n’est ni la peau ni la reproduction visuelle qu’engendre la photo. Intimité et distance, focus d’attention qui contient affects et bizarreries. La pièce fait partie de l’installation Un Otro-Lugar [Un Autre-Endroit], de 2019, qui réunit un drapeau et une vidéo.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

Dans l’œuvre qui se trouve dans cette partie, Soñar el propio mar (Rêver de ma propre mer), qui est une réplique de mon visage, j’ai laissé toutes les marques, pores et crevasses de ce moulage, en le prenant comme une sorte de matériau brut pour entamer un nouveau chemin. Et je crois d’ailleurs que la position, sur le ventre et sur le côté, évoque des circonstances de veille ou de sommeil, se réveiller ou ne pas se réveiller, jusqu’à quel point l’humanité est réveillée, quelle est sa conscience dans le rapport avec les autres, avec l’environnement.
Ananké Asseff, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversation #1, 30 mai 2020.
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Milagros de la Torre évoque des corps absents à partir de vestiges, de formes, de vêtements destinés à couvrir ces corps. Chaussettes, chaussures et robe sont dupliquées en négatif, tandis que les traces de contacts humains sont imprimées sur les formes qui les ont contenues. Les images sont l’aboutissement d’un processus de développement interrompu, presque une radiographie. Il est extrêmement émouvant que ces vêtements vides qu’elle photographie soient ceux de sa mère. S’agit-il d’un portrait in absentia ? d’un hommage ? d’un reliquaire ? Nous sommes face à des objets qui sont peau, affects, souvenirs, mémoire du corps maternel. Un corps qui se défait dans les formes souples qui l’ont contenu. On dérive dans cette série sombre, pleine d’allusions, vers les significations potentielles de l’image.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser


Extrait | Raid the Icebox Now avec Pablo Helguera : Inventarios / Inventories, RISD Museum, New York, États-Unis.
Ces œuvres appartiennent à une série que Milagros de la Torre a développée en 1992 autour des vêtements et des histoires qu'ils racontent. L'artiste a représenté des vêtements ayant appartenu à sa mère en utilisant l'héliogravure, un procédé mécanique qui grave une image photographique dans de la gélatine argentique. Imprimées en négatif sur du papier très fin, ces images éthérées et spectrales évoquent la manière dont nos biens ménagers nous lient à nos familles et à nos ancêtres. Les performances de De la Torre me font penser à une phrase de Stephen Dedalus, le personnage principal d'Ulysse de James Joyce : « Qu'est-ce qu'un fantôme ? dit Stephen avec un picotement. Quelqu'un qui s'est évanoui dans l'impalpabilité par la mort, l'absence, le changement de mœurs.
Pablo Helguera, Notes Raid the Icebox Now avec Pablo Helguera : Inventarios / Inventories, RISD Museum, New York, États-Unis.







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La série Sin Título, Colgador, Medias..., a été réalisée en 1992 à Lima, pendant de courts séjours consacrés au travail en chambre noire. Je travail- lais sur les images prises à Cuzco pour mon projet Bajo el Sol Negro [Sous le soleil noir], 1991-1993. C’était une période où je voyageais constamment entre Lima et Cuzco. Aussi bien Bajo el Sol Negro que Sin Título, Colgador, Medias... sont fondées sur une technique rudimentaire utilisée à l’époque par les photographes ambulants à Cuzco, qui, pour des raisons de rapidité et d’économie, utilisaient du papier photographique au lieu de négatif en acétate, directement exposé à l’intérieur de la chambre de l’appareil grand format. C’était l’époque du prénumérique où le processus de production d’images était lent et réfléchi. Sin Título, Colgador, Medias... utilise un format étroit, vertical et intime, un format portrait si on le compare au format paysage, qui est horizontal. Les photos mesurent à peine 10 x 15 cm, le public doit s’approcher d’elles pour les observer. La série présente différents habits féminins, tous en négatif, elle commence par l’image d’un cintre vide et se termine par une main sortant de l’encadrement. Toutes les images – séquence composée de : cintre, bas, collant, chaussette, robe, chaussures, main – sont encadrées avec des coins utilisés habituellement pour placer les photographies dans les albums de famille ou dans les systèmes de catalogage. Les vêtements que j’ai utilisés appartenaient à ma mère. Le fait que les images soient en négatif noir et blanc, inversées – même si elles ont viré au beige pâle –, renvoie au fait de rester en suspens, dépourvues d’une conclusion tangible ou d’une définition précise de ce que représentent et signifient ces vêtements féminins, ou le féminin en tout cas. Elles restent ambiguës et l’absence du corps est évidente.
Milagros de la Torre, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversation #1, 30 mai 2020.
"Il y a deux manières de diffuser la lumière : être la bougie ou le miroir qui la reflète"
Edith Wharton
BIOGRAPHIES | CHAPITRE II
Liliana Maresca (1951-1994, Buenos Aires).
Elle est une figure emblématique de l’émergence de la scène artistique argentine du début des années 1980. Ses œuvres sont présentes dans les collections du Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires (MALBA) ; du Museo de Arte Moderno et du Museo de Bellas Artes de Buenos Aires ; du Museo de Arte Contemporáneo de Rosario ; du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, à Madrid; et de la Tate Modern, à Londres, pour n’en citer que quelques-uns. Ces dernières années, son travail a été présenté dans des expositions telles que Verboamérica, au MALBA de Buenos Aires (2016) ; Radical Women: Latin American Art, 1960-1985, au Hammer Museum, à Los Angeles, au Brooklyn Museum et à la Pinacoteca de São Paulo (2017- 2018) ; sa rétrospective El ojo Avizor a été montrée au Museo de Arte Moderno de Buenos Aires (2017).
Dalila Puzzovio (née en 1943 à Buenos Aires).
Artiste conceptuelle et pop. Entre 1955 et 1962, elle étudie aux côtés du peintre surréaliste Juan Batlle Planas et de l’artiste conceptuel Jaime Davidovich. Elle est l’un des trente artistes à prendre part à l’exposition Arte Nuevo de la Argentina—New Art of Argentina (1964), organisée par l’Instituto Torcuato Di Tella et le Walker Art Center. Jusqu’en 1985, elle conçoit des costumes pour le cinéma et le théâtre et travaille dans l’industrie de la mode. Pendant les années 1980 et 1990, elle contribue à plusieurs projets architecturaux remarquables. Jusqu’en 1990, elle collabore à divers magazines en tant qu’autrice et illustratrice. Reconnue tout au long de sa carrière, elle a reçu, entre autres, le prix international Di Tella (1967), le Premio Bienal de Lima (1967), et l’«Hommage aux grands maîtres» d’arteBA (2007). Elle vit et travaille à Buenos Aires.
Ananké Asseff (née en 1971 à Buenos Aires).
Artiste visuelle. Ses œuvres sont présentes dans des collections nationales et internationales, publiques comme privées, parmi lesquelles : la Tate Modern, à Londres ; le J. Paul Getty Museum, à Los Angeles ; le Museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro ; le Centro de Arte Contemporáneo Wifredo Lam, à La Havane ; Arter, à Istanbul ; le Museo Nacional de Bellas
Artes, à Buenos Aires ; le Museo Castagnino+Macro, à Rosario ; et le Museo Emilio Caraffa, à Córdoba, en Argentine. Elle a participé à la Biennale de La Havane (2009), à la Biennale de Curitiba (2017) et à BIENALSUR (2017), ainsi qu’à de nombreuses expositions en Argentine, en Uruguay, au Brésil, au Chili, en Bolivie, au Pérou, au Mexique, en Colombie, à Cuba, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne, aux États-Unis, en France, en Suisse et en Chine.
MIlagros de la Torre (née en 1965 à Lima).
Artiste établie à New York, elle a étudié la communication (Universidad de Lima), elle est également titulaire, avec mention, d’une licence en arts visuels (photographie) (University of the Arts, Londres). Depuis 1991, elle travaille la photographie dans une approche conceptuelle. Sa première exposition individuelle, avec pour commissaire Robert Delpire, a été présentée au Palais de Tokyo, à Paris (1993). Elle a reçu la bourse réservée aux artistes de la Fondation Rockefeller, a remporté le prix Roméo Martinez, ainsi que le prix des Jeunes Créateurs ibéro-américains (1998). De la Torre a bénéficié d’une bourse Guggenheim (2011), d’une bourse Dora Maar (2014) et s’est également vu attribuer la médaille du Mérite culturel par le ministère de la Culture péruvien (2016). Ses œuvres font partie des collections de musées situés aux États-Unis, en Amérique latine et en Europe.
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