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CHAPITRE VI


CORPS ET
NATURE

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Un des domaines de recherche du féminisme est directement lié à la nature. La politique du care, qui a pris une place centrale au vu de l’état actuel du monde, s’est rapidement étendue à la protection de la nature et à la construction d’un monde où l’humain ne détruit ni n’épuise les sources de reproduction et de survie mais coexiste avec ces dernières sans compromettre la continuité de la vie. Les archives de la performance où María Teresa Hincapié introduit un arbre dans une église, les photographies de Jackie Parisier, les dessins d’Elba Bairon, les sculptures de Nicola Costantino, le cliché de Florencia Levy en Chine, toutes ces images induisent une pensée critique sur pareil état du monde. Le rapprochement entre ce lac mort, en Chine, et la nature turbulente à l’intérieur d’un espace sacré soulève une question : que faisons-nous face à l’état actuel d’un monde à bout de souffle ?

Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

Dans une de ses dernières œuvres, María Teresa Hincapié dresse un arbre dans une église. Cette performance imprégnée de l’environnement sacré où celle-ci a eu lieu a été enregistrée par Rodrigo Orrantia qui, de loin, a saisi ces instants. Les dimensions monumentales de l’arbre, érigé dans un environnement qui lui est étranger, les reflets du feuillage dans cet espace entouré de retables et d’ornements sacrés, accentuent l’urgence que cette exposition signale : l’évidence de la nécessité de tout repenser.

Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

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Ma collaboration ici fut minime. José Alejandro [Restrepo] décrit un moment très différent de l’œuvre de María Teresa. Un moment plus épuré qui était vraiment lié à son travail pédagogique à l’université. Il y avait chez elle une détermination dans cet élan vers le sacré, pas moins contestataire que dans ce moment originel. C’était presque du militantisme pour la nature, lorsque celle-ci croise le politique et le religieux. Pour elle, comparer la nature avec les traditions politiques et religieuses, c’est comme une quête du sacré. Cette performance, dans l’espace de l’église, a été réalisée pour le Salon national qui cette année-là se déroulait sous le commissariat de Natalia Gutiérrez, ma directrice de thèse. C’est elle qui m’a suggéré de parler avec María Teresa et de lui demander si je pouvais prendre quelques photos de sa performance. J’étais intéressé par ce sujet de la nature, si fort chez elle, par la manière dont l’arbre défiait tout l’art présent dans cette église.
 

Ce qui intéressait María Teresa, c’était que ces arbres, qui sont au centre de la performance, étaient ceux que le maire avait demandé d’abattre. Des arbres centenaires au centre d’un combat politique entre leurs défenseurs et la municipalité.


La performance a représenté la fin d’un processus qui a commencé dans le parc par la défense des arbres, et qui a été suivi d’une période de deuil : charrier les arbres, les faire entrer dans l’église, les ériger, et les accompagner dans leurs derniers moments de vie. Alors, j’ai essayé d’intervenir le moins possible. María Teresa s’était éloignée de l’image. Elle n’appréciait guère l’idée d’enregistrement ou de travail collaboratif. Finalement, j’ai effectué l’enregistrement un peu à distance..

Rodrigo Orrantía, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversation #4, 27 juin 2020.

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Jackie Parisier Le travail de Jackie Parisier s’appuie sur un processus qui multiplie et estompe les contours du corps dès lors que ce dernier est en relation avec la nature. Ses images naissent de doubles expositions réalisées avec des appareils d’autres époques, remis en état, laissant apparentes les imperfections qu’entraînent ces dispositifs du fait de leur ancienneté. Il en résulte la représentation d’une vie démultipliée qui se fond avec ce qui l’entoure. Le corps semble s’effacer par son contact avec la nature tout en instaurant les limites de l’humain. Ces reflets font apparaître les contours élargis d’une relation qui s’interroge sur ses zones de friction et d’interrelation .

Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

Je travaille avec des appareils photo anciens, des appareils photo box. J’ai commencé la série avec un Eastman Kodak Brownie qui est une sorte de capsule temporelle : j’utilise des films d’aujourd’hui dans des réceptacles qui n’ont pas le même format. Alors, j’ai une panoplie de solutions prêtes à l’emploi, pour faire coïncider le tambour et la pellicule en utilisant des pastilles de plastique, pour pouvoir ouvrir une bobine d’aujourd’hui et réenrouler le film dans un appareil ancien...
 

Le format de l’appareil me permet seulement 6 ou 8 poses maximum, ça dépend de l’appareil Brownie choisi – et la plupart du temps, il n’en sort que 4... autrement dit, le résultat est subtil, réduit, c’est pourquoi ça me prend autant de temps d’obtenir une série de quatorze images comme celle que j’ai produite ces dernières années. À cette époque-là, j’ai cessé de me teindre les cheveux, j’ai commencé à me sentir un peu en harmonie et à l’unisson avec tous ces appareils.

Jackie Parisier, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversation #4, 27 juin 2020.

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Les dessins qu’Elba Bairon réalise dans les années 1990 croisent corps humains et vie animale. Une sexualité exaltée traverse ces étendues de vie intensément féminine, que le dessin déploie en corps, coquillages et fascinantes excroissances. Aujourd’hui Elba Bairon est principalement connue comme sculptrice, mais elle a aussi été graveuse et le dessin l’a accompagnée dès l’adolescence lorsqu’elle a étudié la peinture chinoise. En un sens, tout ce qui pour nous, en Occident, recouvre le terme d’Orient, apparaît sous différentes formes, à différentes périodes de son œuvre .

Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

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J’étais adolescente, lorsque j’habitais à Montevideo. J’avais douze, treize ans. Mes parents m’ont demandé si je voulais m’inscrire à un atelier de peinture chinoise, j’ai répondu que je voulais bien essayer, et j’ai adoré. La rencontre a été extraordinaire. La première chose qui m’a enchantée, c’est la plus superficielle, pour ainsi dire : le pinceau, les encres, le papier buvard, la petite pierre en ardoise... mais avec le temps, j’ai été fascinée par la subtilité du trait, cette pression si délicate à exercer. Ça a été très beau, vraiment très beau. L’apprentissage est ardu : on commence par de petits traits, infimes, presque pour tracer un idéogramme ; jusqu’à ébaucher une ligne douce, avec des nuances, et une précision fabuleuse. Au début, c’était comme écrire, et ensuite, après un certain temps, on se mettait à travailler un peu plus, l’essentiel était de répéter le geste jusqu’à parvenir au résultat recherché... et j’ai trouvé ça fascinant.

Elba Bairon, « Parole grave, artiste aérienne », entretien réalisé par Mariano Soto, Sauna, revista de arte, no 30, sans date

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Dans Chanchobola, Nicola Costantino compresse une forme animale en une forme sphérique, qui met en évidence une approche biopolitique des manières d’ordonner les corps. À la surface, on peut sentir la reproduction mimétique de la peau. Sur une photo, on voit ces formes sphériques disposées dans le paysage, sur l’herbe, à égale distance les unes des autres. L’œuvre, en rendant perceptible l’intervention humaine qui exploite et détruit la nature, rejoint de ce fait les questionnements quant à l’Anthropocène et l’impact de l’humain sur la planète. Cette image a fait monter en moi la vision de Nature de Lucio Fontana que j’avais vue au jardin de sculptures du Hirshhorn Museum à Washington deux jours avant l’attentat du World Trade Center. Toujours, dans une image, se retrouvent les échos d’autres représentations de l’art, d’autres expériences du temps.

Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

Je crois que ces œuvres datent de 1998. Ce sont les premiers travaux que j’ai réalisés et ils sont le résultat d’une combinaison très étrange, très spéciale ; tout d’abord, la momification du corps de l’animal, ensuite la fabrication d’un moule de silicone calqué sur cet animal réel, puis, enfin, une coulée de résine chargée d’aluminium pour prendre l’empreinte laissée par l’animal. Ce procédé partage avec la photo l’essence de celle-ci, qui est de préserver l’illusion qu’on regarde l’objet vrai.
J’achetais les animaux au supermarché, j’y allais, je demandais le plus gros cochon de lait, et puis je l’emportais. Un cochon de lait sur un plateau de boucherie ou suspendu à un crochet cela ne surprend pas, cela ne heurte pas tellement, mais quand on le sort de là et qu’on le place à un autre endroit, par exemple comme matière première d’une œuvre d’art, soudain on se met à voir un tas d’autres choses. Ça, c’était très intéressant.

Nicola Costantino, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversation #4, 27 juin 2020

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Les arts plastiques rendraient visibles des forces qui ne le sont pas. Je pense qu'il y a une sorte de clé. Derrière notre consommation se cachent des forces monstrueuses d'anéantissement et de transformation animale. Ces forces sont invisibles, et elles acquièrent dans l'œuvre de Nicola une visibilité qu'elles n'ont généralement pas et que l'on souhaiterait qu'elles n'aient jamais.

Il y a une logique, c'est ce qui permet de tout organiser en fonction de son identité dans son ensemble. Il y a quelque chose qui échappe à cette logique, quelque chose qui est là pour la première et la dernière fois. Un chanchobola n'est pas quelque chose que l'on peut réduire à une identité, c'est quelque chose que l'on voit pour la première fois et peut-être pour la dernière fois là où il se trouve. La possibilité de son succès, un art qui se produit malgré la culture du goût et malgré la culture de l'invisibilité, on espère qu'il constitue une forme d'héritage.

Florencio Noce vous. Les visuels : Nicola Costantino . Canal de rencontre.

Le travail photographique que Florencia Levy a réalisé en Chine au cours d’une résidence d’artiste dans le nord du pays est extrèmement représentatif des rapports entre corps et nature. Alors qu’elle photographiait un lac artificiel où se trouvent des résidus radioactifs, elle a été arrêtée par la police, accusée d’espionnage. L’œuvre, composée de la seule photographie qu’elle a pu sauvegarder et des images instables de l’interrogatoire de la police, qui ne voulait pas croire qu’elle était artiste, nous donnent un aperçu des sociétés de haute surveillance et des zones d’extrême pollution de la planète.

Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser

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(...) Baotou signifie en mongol "Terre des cerfs", mais il est presque impossible d'imaginer un groupe de cerfs sautant dans ce paysage. Les habitants de la région qui étaient autrefois agriculteurs se souviennent encore des champs de pastèques, d'aubergines et de tomates qui poussaient autrefois là où se trouve aujourd'hui le lac toxique.

Florencia Levy

BIOGRAPHIES | CHAPITRE VI

Jackie Parisier (née en 1968 à Buenos Aires).

Artiste visuelle établie à Buenos Aires, bien qu’une part significative de sa carrière se soit déroulée à New York, où elle a décroché son diplôme de Bachelor of Fine Arts. Son travail explore les façons dont nous dépendons des anciennes et nouvelles technologies pour stocker et traiter les informations visuelles, en se concentrant sur l’influence somme toute mystérieuse qu’elles ont sur notre mémoire, notre sentiment de perte et de désir, notre perception de nous-mêmes et notre expérience du temps. Parmi ses derniers projets, on compte les photographies et les objets de Days Old (2016), une exposition individuelle, dont la commissaire est Valeria González pour Rolf Art, à Buenos Aires, ainsi que son installation Expired, sur site spécifique à Lima.

Elba Bairon (née en 1947 à La Paz).

Elle vit et travaille à Buenos Aires depuis 1967. Elle a étudié le dessin, la peinture chinoise, la gravure, la lithographie et depuis les années 1990, produit des pièces sculpturales pour des installations. Son travail a été montré lors d’expositions collectives ou individuelles au Centro Cultural Rojas, au Museo Nacional de Bellas Artes et au Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires ; à Art Basel ; à l’ARCO Madrid ; au Centro Cultural Cándido Mendes, à Rio de Janeiro ; au Museo Parque de las Esculturas, Santiago du Chili ; et à la galerie Nube, à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie. Elle a participé à la 33e Biennale de São Paulo. En 2012, elle reçoit le grand prix dans la catégorie «nouveau support et installation» au Salón Nacional et le premier prix Federico Jorge Klemm pour les arts visuels, tous deux attribués en Argentine.

Nicola Costantino (née en 1964 à Rosario).

Dans ses installations, elle travaille la sculpture, le vêtement, la photographie et la vidéo. Elle y dénonce la violence infligée au corps, thème au cœur de ses explorations. Ces dernières années, elle a réalisé des productions scénographiques montrant des épisodes de l’histoire de l’art dans lesquels elle s’inclut, incarnant des sujets féminins paradigmatiques. Ses œuvres associent une beauté lourde de sens et un malaise qu’il est difficile de dissiper. Parmi ses récents projets, on peut citer Rapsodia Inconclusa (Colección de Arte Amalia Lacroze de Fortabat, 2015), Eva - Argentina : Une métaphore contemporaine (55e Biennale de Venise, 2013), ainsi qu’une exposition monographique (Daros
Latinamerica, 2011). Elle vit et travaille à Buenos Aires.

Florencia Levy (née en 1979 à Buenos Aires).

Après des études au Central Saint Martins College of Art à Londres et à l’Universidad Nacional de las Artes à Buenos Aires, elle a reçu plusieurs bourses pour des résidences d’artistes aux Pays-Bas, au Japon, aux États-Unis, à Taïwan, à Cuba, en Corée du Sud, en Malaisie, en Pologne, en Israël, en Chine, et en Suisse. En 2015 et 2020, elle remporte la bourse de la Fondation Pollock-Krasner (New York). Son œuvre, couronnée de nombreux prix, a été présentée dans des expositions nationales et internationales, notamment au Moscow Museum of Modern Art ; au Frankfurter Kunstverein ; à l’Arko Art Center, à Séoul ; au Museo Nacional de Bellas Artes de Santiago du Chili ; au POLIN Muzeum, à Varsovie ; et au Run
Run Shaw Creative Media Centre, à Hong Kong.

María Teresa Hincapié (1956-2008, Colombie).

Artiste performeuse pionnière, figure incontournable en Amérique latine. Elle commence sa carrière artistique au théâtre grâce au groupe Acto Latino, auquel elle appartient. En 1987, elle découvre l’univers de la performance avec Parquedades, œuvre de l’artiste José Alejandro Restrepo, qui l’éloigne définitivement des formes théâtrales et de la notion conventionnelle de «spectacle». Elle remporte le premier prix lors du 33e Salón Nacional de Artistas à Bogotá (1990, 1996). Elle a participé à de nombreuses expositions internationales comme la 1re Biennale de Valencia (2001), la 51e Biennale de Venise (2005) ou la 27e Bienal de São Paulo (2006).

Rodrigo Orrantia (né en 1977 en Colombie).

Historien de l’art et conservateur établi au Royaume-Uni. Diplômé en art de l’Universidad de Los Andes, à Bogotá, et du Goldsmiths College, à Londres, il est également titulaire d’un master en histoire et théorie de l’art et de l’architecture de l’Universidad Nacional de Colombie, et d’un master en photographie contemporaine et historique du Sotheby’s Institute of Art à Londres. Il vit à Londres, où il travaille actuellement en tant que conservateur et consultant en photographie. Il conseille les artistes, les collectionneurs privés et les institutions publiques dans le développement de projets photographiques d’expositions et de publications. Dernièrement, il a mis l’accent sur la commande et la production de contenu imprimé ou en ligne centré sur les pratiques photographiques artistiques en Amérique latine et au Royaume-Uni.

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