
CHAPITRE V
SYMBOLES URBAINS

Lancée par le mouvement de protestation Black Lives Matter, une vague de déboulonnages de statues d’esclavagistes et de génocidaires de la période coloniale a déferlé dans différentes villes des États-Unis et d’Europe. Ces manifestations contre le racisme contemporain ont replacé au cœur des débats la relation entre les protagonistes de l’histoire politique considérés comme des héros, et l’arène publique. Jürgen Habermas a proposé la notion de « sphère publique » pour nommer ces lieux de discussion qui restent en dehors de l’influence exclusive des forces du marché et de la politique, et qui constituent des forces critiques socialement organisées. Dans la présente partie se croisent des images de l’Argentine et du Chili. L’ensemble s’organise autour de la photographie de la statue décapitée d’Eva Perón, de l’obélisque, symbole de la ville de Buenos Aires, ici renversé, et enfin d’archives d’interventions sur les monuments de la ville de Santiago lors du mouvement de protestation de masse, né le 18 octobre 2019 au cri de « ¡Chile despertó! » [le Chili s’est réveillé]. Ces trois cas soulèvent plusieurs questions : Que fait-on des sculptures urbaines et des monuments rejetés par une partie de la population ? Qui a le droit d’en discuter, qui dispose d’une autorité légitime pour décider de leur sort ?
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser
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L’obélisque est souvent perçu comme un symbole phallique, dont on se sert dans différents contextes. Alors que la dictature en avait fait le support de la devise « Le silence, c’est la santé », devise inscrite sur un anneau entourant le monument, l’obélisque a été recouvert en 2005 d’un immense préservatif fuchsia dans le cadre des campagnes de lutte contre le sida. L’artiste Marta Minujín l’a renversé et placé dans la sacro-sainte scène du pavillon d’Ibirapuera, où s’est déroulée la première et unique biennale d’art latino-américain réalisée à Sao Paulo, en 1978. Ainsi, ce repositionnement symbolique opéré par l’artiste venait bousculer la conception verticaliste du monument pour le changer en une structure que tout le monde pouvait parcourir. À l’intérieur, on projetait des images filmées aux alentours et depuis le sommet de l’obélisque.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser
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Communiqué de presse & fiche de salle | 1ère Biennale latino-américaine de São Paulo, Brésil, 1978
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Je voyais qu’on entrait dans le troisième millénaire [...], je me suis dit, il faut renverser les mythes universels et inventer les nôtres. Pourquoi faut-il encore ressasser le mythe des pyramides d’Égypte et les idolâtrer aujourd’hui ? J’ai voulu renverser mon Parthénon des livres en 1983, mais je n’ai pas pu parce que les grues ont failli lâcher, mais c’était bel et bien mon intention. Il fallait renverser tous les mythes. Le premier qui m’est venu en tête est l’obélisque, pour mettre à terre cette masculinité brutale (non en termes d’homme- femme) et renverser la puissance envahissante de la dictature militaire, que je vivais très mal. J’ai vécu à New York, à Washington, puis je suis retournée en Argentine, c’était un cauchemar, et je me suis dit, en 1978, lors de cette biennale latino-américaine qui me donnait la possibilité de faire ce que je voulais, il faut renverser l’obélisque. Je me suis procuré une clé, incroyable, je ne sais pas trop comment, et je suis montée dans l’obélisque, mon fils Facundo qui avait treize quatorze ans est monté aussi, par une échelle à crinoline, on est tous les deux montés jusqu’à 74 mètres de hauteur et là, par la fenêtre, j’ai tourné un film qui pour moi était destiné à Sao Paulo. Via mes parents, j’ai rencontré le PDG de Techint, un Italien qui s’appelait Andrea Vacchelli, je suis allée le voir et il m’a mise en relation avec Techint Brésil et j’ai obtenu tout le financement pour construire l’obélisque, cela a pris cinquante jours, il était extraordinaire, 74 mètres de long, 4x4, avec au bout une télévision devant laquelle les personnes pouvaient s’asseoir et voir le film que j’avais tourné in situ. Il y avait une énorme concurrence entre les artistes de la biennale, mais moi, j’ai vécu à l’intérieur les vingt-quatre jours que je suis restée.
Marta Minujín, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversatorio #3, 20 juin 2020.
Catalogue | 1ère Biennale latino-américaine de São Paulo, Brésil, 1978
Enregistrement vidéo | Obélisque couché de Marta Minujin à la 1ère Biennale latino-américaine de São Paulo, Brésil, 1978

En 1955, après le coup d’État autoproclamé Revolución Libertadora [Révolution libératrice] qui avait évincé Juan Domingo Perón de la présidence de la nation, tous les écrits, chansons, images et noms liés à sa personne ont été inter- dits. Un commando militaire s’est introduit dans l’atelier du sculpteur Leone Tommasi et a mutilé les statues qui devaient intégrer le mausolée d’Evita. Sa statue décapitée a été jetée dans le Río de la Plata. Récupérée dans les années 1990, sous le gouvernement de Carlos Menem, elle a été installée au Museo Histórico 17 de Octubre, à San Vicente, l’ancienne résidence où Perón et Evita allaient en villégiature. C’est là également que la dépouille de Perón a été transférée en 2006, lors d’une journée qui s’est achevée par de violents affrontements entre différents syndicats. Santiago Porter réalise un enregistrement photographique du portrait d’Evita dans le brouillard matinal d’une journée nuageuse. Dans le livre de notes, dessins et collages qui accompagne l’œuvre, il intègre des images des affrontements de 2006. Images, archives, textes sont traversés par la tension de l’histoire, par la relation inéluctable- ment irrésolue entre passé et futur.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser
(...) Les objets, victimes et témoins de ce qui est arrivé, ont une extraordinaire capacité à évoquer leur histoire. Et ils étaient là, les militants, sur les images du journal Crónica, on les voit détruire la résidence du 17 de Octubre, le Día de la Lealtad [Jour de la loyauté], régler leurs comptes en se tirant dessus, avec la statue d’Evita pour témoin. Je connaissais l’histoire de cette sculpture mais je ne pensais pas que son image puisse être à la hauteur de cette histoire. Sa silhouette s’est installée comme une obsession. J’ai imaginé le bois dans le brouillard, les arbres accentuant l’absence de sa tête, Evita, comme une sorte de princesse gothique. J’étais obligé de faire cette photographie pour passer à autre chose. Mais il me fallait des conditions très spécifiques, à l’aube, un jour de grisaille, avec un brouillard encore dense. C’était ça ou rien. Après les incidents, la résidence a été fermée et j’ai mis plus d’un an à obtenir une autorisation pour prendre cette photo. Pendant cette période, je n’ai pu en faire aucune autre.
Santiago Porter




Santiago Porter, Cahier d'travail de l'artiste (Evita), 2015
Dans l’espace urbain chilien, les monuments ont perdu leur caractère sacré si bien qu’ils ne sont plus protégés. Depuis que les citoyens sont descendus dans les rues et que ces manifestations ont été réprimées par la police, donnant lieu à de violents affrontements, les représentations des héros dans l’espace public ont été biffées, taguées, détournées, déboulonnées et reboulonnées. Tels sont les signes d’une nation qui interroge ses fondements à partir de ceux qui aujourd’hui sont exclus. Celeste Rojas Mugica construit un ensemble d’archives en captant des images tirées du flux des réseaux sociaux. Ce fonds est directement né de l’urgence de la mobilisation, de la grogne de la rue qui ne s’est arrêtée qu’en raison du confinement imposé par le virus. Le Chili reste dans l’expectative, dans l’attente de ce qui adviendra après les restrictions sanitaires. Le contraste entre le temps de la rue et le temps du confinement est le signe d’un contexte bien particulier, dans lequel non seulement la vie quotidienne s’est trouvée ralentie, mais aussi la mobilisation pour une transformation imminente du pays, qui avait abouti à l’explosion sociale du 18 octobre 2019.
Andrea Giunta, Notes à propos de Puisqu’il fallait tout repenser
Le processus d'inventaire et d'archivage que Celeste Rojas Mugica propose en format web à propos des images de l'éclosion sociale au Chili et de l'iconoclasme, ouvre de nouvelles lectures de sens sur la destruction et la rupture des images. De nouveaux codes liés à la force de la révolte elle-même et à l'interface comme langage.
(...) Tout au long de l'archive photographique, la multitude s'empare de l'espace et de l'architecture urbaine. Dans l'interface, de petites fenêtres photographiques s'ouvrent montrant des têtes de héros, des pères du pays et des figures masculines recouvertes de tissus et de sacs, avec leurs corps travestis et transfigurés. Ce schéma crée de multiples apparitions de corps jubilatoires, positionnés et debout, montés sur les hauteurs des chevaux des guerres du XIXe siècle, agitant les drapeaux des territoires marginalisés. L'interface, en tant que configuration visuelle, regroupe une corpo-politique de la rue, construite autour de l'iconoclasme contre l'histoire et les monuments ; un iconoclasme qui s'oppose à la lourdeur de l'immobilité et au discours monologique de la représentation statuaire. Cette corpo-politique des corps dissidents s'élève au-dessus des représentations déchues, transcendant avec de nouvelles icônes des affections populaires, dissidentes-politiques et de rue. Le corps-image qui émerge dans l'interface, comme le corps social de l'explosion, est un corps socialisé, transversal et non hiérarchique.
(...) L'iconoclasme se transforme en une politique d'autodétermination, qui s'attaque aux symboles de l'hétéronormativité, du racisme et de la ségrégation. Partout où il y avait un monument et une solennité, l'iconoclasme acquiert le sens d'une calligraphie populaire ; une poésie palimpseste, faite d'exigences, de temps et de souvenirs renouvelés.
Iconoclasme et autodétermination : la dispute de l'espace et de la mémoire.
Liens entre iconoclasme et interface en relation avec des photographies de l'éclosion sociale au Chili
Par Mané Adaro. Article publié dans LUR
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[...] Ces images, c’est important de le dire aussi, dans leur grande majorité, ne sont pas de moi et justement elles appellent à l’effacement de la signature, ces images ont été produites collectivement à un endroit et à un moment déterminés [...], lorsqu’on regarde l’Inventaire on s’aperçoit que ces monuments ont connu non pas une, mais plusieurs interventions en l’espace de vingt-quatre heures.
L’enfermement a eu comme corollaire, d’un côté, une militarisation accrue de l’espace : sans doute a-t-on profité des circonstances pour rendre l’espace public encore plus violent, encore plus répressif. Ce fut aussi un coup dur pour l’expérience spatiale du corps humain, expérience sans doute plus difficile à supporter et plus radicale de par le vécu qui a précédé l’enferment.
Dès le début de la pandémie et l’instauration de l’état d’urgence, les forces de l’ordre et le gouvernement ont profité de la situation pour nettoyer les murs tagués et les monuments qui avaient été l’objet d’interventions. Cela a été instantané, immédiat.
Le rassemblement collectif le plus fort, avant ce grand effaçage, a eu lieu les 8 et 9 mars, lors de la grève féministe. En plein centre, là où les gens se donnent rendez-vous pour les manifestations, et où se trouve le monument du général Baquedano. Le 8 mars, ça c’est intéressant, est montée pour la première fois au sommet de ce monument hétéronormé, masculin, implacable, une femme arborant un drapeau noir. Cette place, celle de la femme en haut du monument, n’avait jamais été prise jusque-là.
Celeste Rojas Mugica, Puisqu’il fallait tout repenser, Conversation #3, 20 juin 2020.
BIOGRAPHIES | CHAPITRE V
Marta Minujín (née en 1943 à Buenos Aires).
Pionnière des happenings, des performances artistiques, de la soft sculpture et de la vidéo, elle a reçu le prix national de l’Instituto Torcuato Di Tella (1964), la bourse Guggenheim (1966), le Achievement Award du Fondo Nacional de las Artes (2019) et bien d’autres récompenses. Son travail est présent dans des collections privées et des musées partout dans le monde : au Museo Nacional de Bellas Artes, au Museo de Arte Latinoamericano, au Museo de Arte Moderno, au Museo de Arte Contemporáneo, à Buenos Aires ; mais également au Museum of Modern Art et au Guggenheim Museum, à New York ; à l’Art Museum of the Americas, à Washington ; au Museum of Latin American Art, à Los Angeles Fondo Nacional de las Artes ; au Centre Pompidou, à Paris ; à la Tate Modern, à Londres ; à l’Olympic Park, à Séoul ; au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, à Madrid ; à la Collecció d’Art Contemporani de « la Caixa», à Barcelone ; au Centro Andaluz de Arte Contemporáneo, à Séville ; et au Museo La Tertulia, à Cali. Elle vit et travaille à Buenos Aires.
Santiago Porter (né en 1971 à Buenos Aires).
Son travail montré dans des expositions collectives ou individuelles en Argentine et à l’étranger est aussi présent dans de nombreuses collections privées et publiques. Il a reçu la bourse Guggenheim (2002), celle de la Fundación Antorchas (2002), le prix Petrobras Buenos Aires Photo (2008) et la bourse du Fondo Nacional de las Artes argentin (2010). Il a participé au programme des artistes de l’Universidad Torcuato Di Tella et est l’auteur des livres Piezas (2003), La ausencia (2007) et Bruma (2017). Actuellement professeur au département des sciences sociales de l’Universidad de San Andrés, il enseigne également dans le cadre du programme du Bachelor of Photography de l’Universidad Nacional de San Martín. Il vit et travaille à Buenos Aires.
Celeste Rojas Mugica (née en 1987 à Santiago du Chili).
Artiste visuelle ayant étudié la photographie (Instituto Profesional Arcos, Chili) et titulaire d’un diplôme de troisième cycle en arts visuels (film) (Universidad Torcuato Di Tella, Buenos Aires). Elle a remporté le prix pour la Création audiovisuelle latino-américaine à la Bienal de la Imagen en Movimiento (Buenos Aires, 2018), le Premio a la Fotografía Joven Rojas De Negri (Chili, 2017) ainsi que le prix Bienal de Arte Joven de Buenos Aires (2017). Son travail est soutenu par le Fondo Nacional de Desarrollo Cultural y las Artes chilien (2011, 2012, 2020), le Fondo Becar du ministère de la Culture argentin (2017) et l’Instituto Nacional de Cine y Artes Audiovisuales d’Argentine (2019). Elle a montré ses œuvres au Museo de Arte Contemporáneo et au Museo de la Memoria y los Derechos Humanos, à Santiago du Chili ; au Parque de la Memoria, à Buenos Aires ; au Museion – museo d’arte moderna e contemporanea di Bolzano ; au Museo de Bellas Artes, à Santiago du Chili ; et à Unseen Amsterdam. Sa vie et son travail se partagent entre Buenos Aires et Santiago du Chili.